Le mythe du gainage : ce que les kinés doivent savoir
En tant que kinésithérapeutes nous sommes constamment à la recherche des meilleures approches pour optimiser les rééducations et les performances de nos patients. Depuis plus de deux décennies, les exercices de gainage sont devenus incontournables dans de nombreux programmes d’entraînement et de rééducation. Mais qu’en est-il vraiment de leur efficacité ? Une analyse critique de la littérature scientifique remet sérieusement en question les fondements de cette approche.
Les origines du concept de gainage
Le concept de stabilité du core est apparu dans les années 1990, principalement basé sur des études montrant un changement dans le timing d’activation des muscles du tronc chez les patients souffrant de lombalgie chronique. Ces recherches ont mis en évidence une réorganisation neuromusculaire en réponse à la douleur et aux lésions du dos.
Cependant, ces observations ont conduit à plusieurs hypothèses discutables :
– Certains muscles, en particulier le transverse de l’abdomen, seraient plus importants que d’autres pour stabiliser la colonne vertébrale.
– La faiblesse des abdominaux entraînerait des douleurs lombaires.
– Le renforcement des muscles abdominaux ou du tronc pourrait réduire les douleurs lombaires.
– Il existerait un groupe distinct de muscles gainant fonctionnant indépendamment des autres muscles du tronc.
– La normalisation du timing d’activation des muscles du gainage améliorerait les douleurs lombaires.
Ces hypothèses ont donné naissance à toute une industrie d’exercices de gainage et de « contrôle moteur » du tronc.
Mais qu’en est-il réellement de leur validité scientifique ?
Les limites du concept de gainage
1. Le mythe du transverse de l’abdomen
Contrairement à la croyance populaire, le transverse de l’abdomen n’est pas le principal stabilisateur antérieur du tronc. Il agit en synergie avec de nombreux autres muscles et remplit diverses fonctions (respiration, phonation, etc.).
Des études ont montré que son absence ou sa faiblesse n’entraînent pas nécessairement de problèmes de stabilité ou de douleurs lombaires.
2. La faiblesse musculaire n’est pas synonyme de douleur
Il n’existe pas de lien direct entre la force des abdominaux et la présence de douleurs lombaires.
Des études sur des femmes enceintes ou des patients ayant subi une reconstruction mammaire ont montré que des changements importants dans la fonction des muscles abdominaux n’entraînent pas nécessairement de douleurs lombaires.
3. Le renforcement n’est pas la solution miracle
Bien que le renforcement musculaire puisse avoir des effets bénéfiques, il n’a pas été démontré qu’il réduise spécifiquement les douleurs lombaires ou prévienne les blessures. Les études comparant les exercices de gainage à d’autres formes d’exercices montrent des résultats similaires.
4. L’illusion du contrôle moteur isolé
L’idée qu’on puisse activer de manière isolée certains muscles du gainage est une illusion. Le contrôle moteur du tronc implique de nombreux muscles agissant de manière coordonnée.
Tenter d’isoler un muscle spécifique va à l’encontre des principes naturels de contrôle moteur.
5. Le timing d’activation : un faux problème ?
Les différences de timing d’activation observées chez les patients lombalgiques sont de l’ordre de quelques millisecondes. Il est peu probable que ces infimes variations aient un impact significatif sur la stabilité, et encore moins qu’elles puissent être corrigées par des exercices conscients.
Implications pour la pratique des kinés
Face à ces constats, comment devrions-nous adapter notre approche en tant que kinésithérapeutes ?
1. Privilégier une approche fonctionnelle
Plutôt que de se focaliser sur des muscles isolés, concentrons-nous sur des mouvements fonctionnels spécifiques au sport pratiqué. Le corps apprend et s’adapte de manière globale aux contraintes qui lui sont imposées.
2. Respecter les principes d’apprentissage moteur
Les exercices de stabilité du core sont souvent en contradiction avec les principes d’apprentissage moteur, notamment le principe de spécificité. Pour améliorer une compétence, il faut la pratiquer dans des conditions proches de la réalité.
3. Éviter la focalisation interne excessive
Encourager les athlètes à se concentrer constamment sur leur gainage pendant l’activité sportive peut nuire à leurs performances. Une focalisation externe sur les objectifs du mouvement est généralement plus efficace.
4. Tenir compte de l’économie du mouvement
La contraction permanente des muscles du tronc peut réduire l’efficacité du mouvement et augmenter la dépense énergétique. Apprenons plutôt à nos athlètes à utiliser leurs muscles de manière optimale et économique. Comment? en mettant en place simplement de engramme moteur grâce à nos exercices de rééducation.
5. Considérer l’ensemble des facteurs de risque
Les blessures et douleurs lombaires sont multifactorielles. Au-delà des aspects biomécaniques, n’oublions pas l’importance des facteurs psychosociaux, du stress, de la fatigue ou du surentraînement dans leur apparition. La force ou l’endurance du gainage n’est pas forcément à chaque fois la clef de la réhabilitation.
6. Individualiser l’approche
Plutôt que d’appliquer une méthode unique, adaptons notre prise en charge aux besoins spécifiques de chaque athlète. Certains pourront bénéficier d’exercices de renforcement, d’autres auront davantage besoin de travail sur la souplesse ou la coordination.
Dans tous les cas il faudra étudier leurs gestes ou leurs activités quotidiennes pour percevoir les contrantes liés à ces activités et l’activité musculaire qui en découle, en fonction de la course articulaire, des points fixes et mobiles et de la physiologie de la contraction.
Les exercices de gainage ne sont ni la panacée, ni totalement inutiles. Ils ont simplement été surestimés et mal interprétés. En tant que kinésithérapeutes du , notre rôle est d’avoir une approche critique et basée sur les preuves.
Plutôt que de nous focaliser sur un concept réducteur, concentrons-nous sur une approche globale de l’athlète, intégrant sa biomécanique, sa physiologie, mais aussi ses aspects psychologiques et son environnement. C’est en comprenant l’athlète dans sa globalité que nous pourrons véritablement optimiser ses performances et prévenir les blessures.
N’oublions pas que le corps humain est une machine complexe et adaptative. Faisons confiance à sa capacité naturelle à se stabiliser et à s’adapter aux contraintes, tout en guidant nos athlètes vers des pratiques saines et équilibrées.